j'ai fait de ma vie un rêve
MON ENFANCE."Edward James Langton, descendez immédiatement de cette chaise !"Aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai toujours détesté l'école, rapport à certaines limites que mon père ne m'avait jamais inculquées. C'est vrai qu'élever tout seul un enfant n'est jamais évident, et encore moins lorsqu'il faut en plus de cela surmonter le deuil de sa femme adorée. Mon père, James Henry Langton était un homme droit et bon -il le restera sans doute jusqu'à la fin de sa vie- mais sans grand caractère : il se laissait facilement déborder par les responsabilités et marcher sur les pieds par autrui. Lorsque ma mère était encore en vie, d'après ce qu'on m'a raconté, elle était en quelque sorte son garde-fou, et tous deux menaient une vie saine et équilibrée. Mais, après sa mort, tout est parti en lambeaux; et si je n'avais pas été là, moi et mes un an bien tassés, James serait parti à la dérive. Il fut forcé de faire son deuil plus rapidement qu'il n'aurait dû, pour ne pas se laisser déconcentrer lorsqu'il s'occuperait de moi; et je l'en remerciai bien mal. Loin d'être l'enfant sage et réservé qui se serait enfermé sur lui même à cause de l'absence de mère dans sa vie, je devins exubérant et turbulent. Dès qu'il y avait une bêtise à faire dans le coin, je la faisais. Même lorsque les adultes avaient veillé à ne rien laisser traîner dans mes parages, mon œil de lynx réussissait malgré tout à trouver
la chose à ne pas faire -pour la faire. Si bien qu'à l'âge de onze ans j'avais déjà été renvoyé de deux écoles primaires pour mauvais comportement, j'avais fumé mon premier joint (mais je n'en devins pas accro car l'odeur m'insupportait) et je sortais par la fenêtre de ma chambre lorsque mon père dormait pour retrouver une bande de garçons un peu plus âgés que moi. J'aimais l'impression que cela faisait, de faire parti d'un groupe; l'impression que rien ne peut nous résister, puisque nous sommes plusieurs; l'impression d'appartenance.
MON ADOLESCENCE.Ma véritable crise d'adolescence débuta, sans crier gare, peu avant mon treizième anniversaire. Je me mis à détester mon père, cet homme mou et ringard, cette loque sans caractère. Je me mis à exécrer tout ce qui avait un rapport direct ou lointain avec lui. De son prénom (qui était mon deuxième prénom car ma mère, en constatant que j'étais un garçon, avait eu l'envie de me donner un petit bout de mon père afin qu'à chaque fois qu'elle me regarderait elle voie l'homme qu'elle aimait), jusqu'à son nom de famille que j'étais obligé de porter. Je m'affirmais, et le caractère de mon paternel me semblait plus fade en comparaison. Bref, j'étais un adolescent mal dans sa peau, comme il y en a des millions dans le monde et comme il y en aura tout autant dans cent ans. La seule différence avec eux était que mon caractère faisait que je ne me contentais pas de rester dans mon coin à ruminer des idées noires : je les mettais en application. Un des grands de ma bande m'apprit à conduire sur une moto volée; on nous arrêta; mon père fut obligé de payer ma caution pour sortir de ma cellule. À quatorze ans, j'étouffais dans notre minable appartement. Comprenez-moi : rien n'était plus assez bien pour sa majesté. À quatorze ans, donc, je décidais de ne plus vivre avec mon père. La fugue vers les Etats-Unis fut une des multiples options envisagées, mais je n'avais que peu d'argent sur moi et mon père aurait eu tôt fait de contacter les autorités qui m'auraient remis la main dessus. Je pris donc mon mal en patience, passant presque toutes mes journées en dehors de notre appartement. Je réussis à me faire héberger durant deux mois chez celui qui m'avait appris à conduire, mais à ce terme il fut envoyé en prison pour vol et je fus obligé de me trouver un autre endroit.
Bref, je menais une vie dissolue -et encore plus lorsque je compris quel pouvoir je pouvais avoir sur les femmes : je perdis mon pucelage à seize ans avec une femme ayant le double de mon âge et depuis lors, je m'amusais à exercer de mes charmes sur elles plus pour le plaisir d'une nouvelle conquête que pour l'attrait de la chair. Ne parlons même pas de l'école ou de l'université, j'avais arrêté d'y aller depuis belle lurette. Je m'étais rendu compte un jour que je n'y comprenais plus rien, et en conclut que cela ne valait plus le coup.
L'AGE ADULTE.Je vécus ainsi jusqu'à mes dix-huit ans, vivant de petits jobs et de l'argent que m'envoyait régulièrement mon père. Mais, un jour, l'impensable, l'inimaginable se produisit. C'était un jour ensoleillé de mai, j'étais assis sur un banc au bord d'un lac à attendre des amis, lorsqu'une femme passa devant moi et, s'arrêtant dos à moi, se mit à lancer du pain aux canards. D'elle émanait une grâce naturelle, une luminosité qui ne pouvait que me faire succomber. J'entamais la conversation, nous nous revîmes de temps en temps; et dès ce jour, je n'eus d'autre soin que de la rendre heureuse. Toutes mes perspectives étaient chamboulées par sa simple apparition. Moi qui n’avais jamais été assidu à l'école me mis à étudier par correspondance afin de me trouver un emploi stable, car elle m'avait un jour raconté que sa précédente relation n'avait pu fonctionner car son ex changeait de job tous les deux mois, et qu'elle préférait la stabilité. Car oui, j'avais décidé de faire ma vie avec elle. Après deux longues années d'espoir et de cour, je parvins enfin à conquérir le cœur de ma belle. Les serments sacrés de fidélité furent échangés devant témoin, le Ciel nous unit. Nous fûmes mari et femme. Je l'aimais comme un fou.
Pour elle, je visitais près de cinq maisons avant de nous décider à prendre un appartement à Londres -et Dieu sait que je ne supporte pas ça. La question des enfants n'avait pas encore été abordée, elle le serait plus tard, dans deux ou trois ans, lorsque nous serions bien installés chez nous. Moi qui avais été le turbulent adolescent en pleine crise de rébellion, je devins l'homme modèle : n'oubliant jamais un de nos anniversaires, prévenant, prévoyant, toujours là pour elle.
LE SOMMEIL.Beth ouvrit les rideaux. Je poussais un cri.
"Referme-les ! Referme-les !
- Edward, tu ne peux tout de même pas rester dans l'obscurité. Ca fait deux mois que tu t'es enfermé chez toi, il faut recommencer à vivre maintenant", répondit-elle doucement. Beth était une chouette fille, et en général j'acceptais ses conseils avec bonheur; mais, aujourd'hui, si j'en avais eu la force je l'aurais étranglée. Elle reprit :
"Je vais jeter toutes ces bouteilles d'alcool, d'accord ?" Un cliquetis de verre m'apprit qu'elle n'attendait pas de réponse.
"L'aspirateur est toujours rangé à la même place ?" Elle posa les bouteilles sur la tablette à côté du canapé où j'étais avachi, en robe de chambre, puis se dirigea vers le placard de l'entrée à la recherche de l'aspirateur. Elle le brancha. Un infernal zonzon retentit dans la pièce.
Et soudain, perdant tout contact avec la réalité, je me levais brusquement. La bouteille vide de vodka que je tenais claqua par terre. Je me précipitais vers la prise électrique, et d'un coup de pied je débranchais le fil qui la reliait à l'aspirateur. Le calme se fit immédiatement, et je me serais sans doute calmée si Beth n'avait pris un ton hautain, de ceux qu'on prend pour gronder gentiment un enfant.
"Allons Ed, ne sois pas ridicule. Veux-tu continuer à vivre dans la crasse et la saleté ?- Je ne suis pas un enfant !", explosais-je.
"Tu te comportes pourtant comme tel. Un adulte saurait quand il a besoin de se faire aider, et il l'accepterait !", répliqua-t-elle brusquement. C'était plus que je n'en pouvais supporter.
"Dehors."
Mon ton était froid, presque glacial. Elle ne bougea pas, pétrifiée par mon brusque changement de comportement.
"DEHORS !"
Mes yeux injectés de sang, un morceau de verre cassé dans ma main, je m'avançais dangereusement vers elle. Beth, mon amie de toujours, s'enfuit sans demander son reste. Sans même jeter un regard en arrière sur le monstre que j'étais devenu. Elle avait eu bien raison d'ailleurs, car au point où je me trouvais il me semble que j'aurais été capable de m'en prendre à elle. Je l'aurais peut-être regrété par la suite, parce qu'après tout c'était Beth et qu'elle m'avait toujours soutenu dans les moments durs, mais que cela m'aurait fait du bien !
On me laissa tranquille durant deux semaines. Le mot avait dû être transmis, car personne ne s'avisa de venir prendre de mes nouvelles. Et c'était tant mieux. Je les aurais tous envoyés baladés, de toutes manières. Quinze jours exactement après la scène avec Beth, on sonna à ma porte. Un livreur, venu m'apporter une boîte en carton. Je l'aurais ignoré en temps normal, mais j'ouvris la porte dans le seul but de l'envoyer paître. Je fus odieux. Puis je refermais ma porte sans lui laisser la moindre chance de répliquer. Le colis fut déposé devant ma porte, et y traina une bonne vingtaine de jours. La curiosité n'avait jamais été un de mes défauts, et je me moquais bien de ce foutu carton. A moins qu'il ne provienne de ma défunte femme, il n'avait aucune espèce d'importance à mes yeux.
Mais un jour, le lendemain de
son anniversaire, des gamins eurent l'idée de se venger du jeune homme ignoble que j'étais. Voici comment ils s'y prirent : le colis semblait assez lourd, il trainait depuis un bon bout de temps devant ma porte; il leur suffit de le prendre et de le lancer à travers une des fenêtres de mon appartement. Le carreau éclata en mille morceaux. De fureur, je balançais un coup de pied contre le colis, qui se renversa. Un déclic se produisit, comme si mon acte avait enclenché un mécanisme à l'intérieur.
Les derniers souvenirs que j'aurais pu avoir de ma vie réelle, si je n'avais pas tout oublié depuis, furent quelques notes de musique aigues, puis un long silence.
Avant de m'endormir.
PINK BALLOON."Je ne t'ai jamais vu ici, tu es nouvelle ?"
Sourire dragueur, posture d'accueil. La jeune fille, blonde aux yeux verts, environ un mètre soixante-sept, une taille svelte, me rend mon regard. Elle est clairement étonnée. Je ris, puis reprends :
"Je prends ça pour un oui, dans ce cas ! Bienvenue à Pink Balloon, la ville de tous les possibles. Bienvenue à Pink Balloon, la ville où tes moindres désirs se réalisent. Tu veux un donut ?"
Elle semble déstabilisée par mon air enjôleur et amical. S'attendait-elle à se retrouver face à un kidnappeur ?
"Qui es-tu ?"Je retire un chapeau imaginaire et fais la révérence.
"Mille pardons, que je peux être impoli parfois ! Je me nomme Edward, Ed pour les intimes, le chef des Daft Addicts." Le tout accompagné d'un clin d'œil complice. "Et, si tu le souhaites, je suis à ton service afin de te faire visiter."
"Les Daft... quoi ?"Addicts. Je suis le leader des Daft Addict, un groupe de jeunes comme toi et moi qui profitons au maximum du potentiel de ce monde. Véritables as des cascades et de la ruse, nous sommes une petite bande plutôt sympa quoi qu'un peu déjantée, et passons notre temps à créer et à penser des choses de plus en plus incroyables. Mais c'est vrai que tu viens juste d'arriver; tu devrais essayer ! Tiens, fais comme moi, pense à un bâton de réglisse."
Ses yeux s'agrandissent, mais devant mon air sérieux elle se concentre.
Pop, pop, deux bâtons de réglisse apparaissent dans notre main. Elle me sourit.
"Waah, trop extra. Et on peut penser à tout et à n'importe quoi, ça se produira ?""Oui, tant que tu ne dégrades pas la trame du rêve. Par exemple, impossible d'influer sur les autres rêveurs par la pensée, ou de décider de changer Pink Balloon en désert. Comme partout, il y a des règles. Mais heureusement, les Dafts Addicts refusent de se laisser dicter d'autres règles que celles de ce monde, et on est capable de faire à peu près tout ce qu'on veut, en effet."
Une petite bourrasque de vent nous atteint, invoquée par mes soins, et j'en profite pour me rapprocher de la blonde, posant une main protectrice dans son dos. Je parle encore quelques temps; puis elle m'interrompt.
"Je.. je n'arrive plus... à me souvenir du nom de ma sœur ! C'est .. c'est normal ? " Sa voix chevrote, et j'en profite pour me coller encore un peu plus à elle. "Est-ce qu'elle comptait, pour toi ?", je demande.
"Oui ! Enfin, on venait de se disputer, mais c'était ma sœur tout de même..." "Si tu l'oublies", fais-je, implacable, "c'est qu'elle ne comptait pas autant pour toi que ce que tu penses. On n'oublie pas les personnes auxquelles on tient réellement. D'ailleurs, en parlant de personnes qui comptent... tu sais que tu as de magnifiques yeux ?"