Faut-il absolument commencer son histoire par le début ? Ce n’est pas que je veuille la commencer par la fin, c’est... que je n’ai pas envie de la commencer tout court. Je ne vois aucune organisation chronologique convenable de ma vie à vous offrir. J’ai juste des idées en vrac, et je doute que vous appréciez. Dans ma tête, aussi loin que je m’en souvienne, ça a toujours été le bordel. Un foutoir convivial où s’emmêlent toutes mes pensées dans une cacophonie des plus dérangeantes. Je ne sais pas si c’est normal, je n’ai jamais demandé. Et depuis que j’ai emménagé – ou plutôt depuis que j’ai été emmenée de force – la cacophonie a redoublé. Ce n’est pas le choc de plusieurs voix, genre schizophrénie ou quoi, c’est juste un tas de pensées qui se baladent sans organisation. Je suis née avec, et je ne sais pas si je mourrai avec. Je ne sais même pas si je mourrai tiens. Mais je suis habituée à ce bordel alors vivre éternellement avec lui ne me gênerait pas. Je crois que sans ce bordel, je n’aurais jamais été la même. L’enfant agitée qui faisait courir ses parents d’une bêtise à l’autre. Ah mes parents. Ils ont eu du fil à retordre avec moi. Mais quelque part, ils l’ont bien cherché. Ils n’avaient qu’à pas faire de moi quelqu’un d’aussi décalée. Je crois que tout a commencé à cause de mon prénom. Sheyenne. Nan mais vous y croyez vous ? Appeler sa fille Sheyenne. Au milieu de toutes les Ashley et les Coleen, je faisais limite tâche. Je me sentais déjà à part, en marge. S’en est suivie toute une adolescence dépravée pour trouver des chemins qui plairait à mon côté décalé. Mon père m’a fait essayer tous les sports, mais aucun ne me plaisait. Ma mère m’a poussé vers des activités plus calmes et plus réfléchies, genre la poterie, la broderie et des trucs dont je ne voudrais même pas en parler tellement j’ai été traumatisée. Ce n’est qu’au lycée que j’ai découvert le théâtre. Ah les joies de la scène. Je vous en parlerai plus tard. Pour l’instant, j’essaye encore de me souvenir de mon enfance. C’était une période d’innocence et de bonheur. On se lève et on ne pense qu’à une chose, retrouver ses petits camarades pour jouer. La période où on laissait nos mamans nous habiller n’importe comment, avec des couleurs de petites filles et deux couettes. On aimait jouer aux Barbies et trouver tous les plans pour éloigner les garçons. On aimait manger des sucreries sans jamais se soucier de son tour de taille. Et on aimait aussi passer des heures à regarder le même dessin animé en boucle sans jamais se lasser. Je me demande encore aujourd’hui si j’aimais vraiment toutes ces choses ou si je faisais semblant de les aimer pour plaire aux autres. Je ne supportais pas l’idée d’être seule ou de ne pas être au centre de tout. Parce que lorsqu’on est un enfant, on est le soleil de tout le monde. Je crois pouvoir prétendre avoir vécu une enfance normale. Mais est-ce vraiment important ? Tout se gâte ensuite.

Le temps est venu apporter des modifications à ma personne. Disons que je n’étais plus la même frêle créature. Disons que je n’étais plus l’ange innocent des mes parents chéris. Disons que j’ai découvert un nouvel univers. Je crois que ça a commencé quand j’avais treize ans. Mes amies et moi marchions les rues londoniennes à la recherche de nouveaux vêtements, du nouvel accessoire à porter absolument, de la nouvelle tendance de chaussure. C’est aux alentours de ces années-là qu’une folie sans précédent s’est abattue sur le monde de la « mode ». Et nous étions les premières à être touchées. Nous voulions tout, tout de suite. Jetant par la fenêtre tout l’argent qu’on gagnait par tous les moyens possibles. Et avec nos looks de jeunes dames, nous nous faisions inviter à toutes les fêtes de lycéens. Très vite dans ma vie il a été trop tard. Trop tard pour combattre la descente aux enfers. Trop tard pour combattre la tombée dans l’alcool, dans la cigarette et parfois même dans la drogue. Tout est arrivé trop vite et j’ai été prise dans ce tourbillon précoce de la jeunesse droguée. Et comme j’étais très jeune quand c’est arrivé, j’ai consacré les années qui ont suivi à d’autres plaisirs. Plus rien ne m’étonnait dans ce monde de fête, de chute et d’indécence. Alors quand je suis arrivée au lycée, j’ai dû trouver d’autres terrains de jeux. Pendant que les autres découvraient mon univers, moi j’essayais de sortir ce quotidien blasant. J’ai alors décidé d’un coup de tête à m’inscrire dans le club de théâtre. C’est alors que j’ai marqué un tournant dans ma vie. A marquer d’une pierre blanche, comme les autres disent.

C’était carrément une nouvelle vie. Grâce au théâtre, j’ai ouvert de nouvelles perspectives d’avenir. Je ne voyais plus de vie de junkie, mais une vie de comédienne. Oui, j’aimais toutes les peaux que l’on devait revêtir. J’aimais tous les jeux et complexités que receler ce travestissement de la personne. J’aimais ce masque que j’enfilais à chaque représentation Je m’aimais à nouveau. J’aimais à nouveau mon corps, mon être et ma vie. J’aimais mes parents, mes amies et les mecs. Ah qu’est-ce que j’aimais les mecs. Je crois que c’est à partir de cette période que j’ai commencé à être une salope. Je prenais un malin plaisir à briser les cœurs, à briser les couples et parfois à briser les nez. J’aimais ça quand les autres avaient mal et je me nourrissais de leur malheur. Ca me rendait plus forte et performante. J’aimais casser les gens, les freiner sec dans leur élan et les glacer d’un regard.

C’est peut-être pour ça que je suis tombée dans le rêve. Vous ne vous demandez jamais pourquoi ? Pourquoi vous ? Qu’est-ce que vous avez de spécial qui vous a amené ici ? Y a-t-il une raison particulière ? Est-ce que les gens à s’endormir sont pris au hasard ? Genre toi tu viens rêver, toi tu restes ici ; toi je sais paaaas.
Moi en tout cas, c’était un matin. Après un réveil difficile, je suis allée chercher le courrier pour mes parents. Parce que ces feignasses préfèreraient voir leur boite aux lettres se remplir de factures plutôt que d’aller chercher leur foutu courrier de merde. Donc j’y allais moi-même. Et en sortant, il y avait comme une musique dans l’air. Je supposais au début que c’était celle d’un marchand de glace. Mais aucun camion ne faisait le tour du quartier. C’était une mélodie à faire tomber de sommeil les éléphants. Après un bâillement plutôt indiscret, je suis allée déposer le courrier sur la table et suis montée me recoucher.
Je me suis réveillée au milieu d’un champ de chewin gum. Tout de suite vous vous dites : Oh con, elle a pas fumé que du tabac elle ! Mais c’est un rêve et dans les rêves tout est permis. Alors j’ai marché le long du champ multicolore de chewin gum et suis arrivée en ville. Pour un rêve, ça c’est un rêve ! Partout les images les plus improbables se succédaient, me laissant pantoise devant mon imagination. Comment vous dire que ce fut un choc quand je me suis rendue compte que ce rêve était ma réalité. Je rêvais réalité, comme le chante Téléphone. Je suis arrivée il y a à peine un mois. Peut-être plus, peut-être moins. Y a-t-il une véritable organisation chronologique ici ? Ah quoi bon ? Le temps nous échappe de toute façon.