Portant le filtre de la cigarette à ses lèvres entrouvertes, Dwight observait la télévision à travers un épais voile de fumée bleutée. Il fallait plisser les yeux et pencher la tête sur le côté gauche afin d’avoir l’illusion d’un image nette. Depuis la mort de sa femme, dix-neuf ans auparavant, D. n’avait jamais connu autre chose que les minables petites chambres de motel et les routes escarpées des États-Unis sur lesquelles il se faisait un plaisir de vagabonder. Il toussa et écrasa son mégot encore fumant dans le cendrier. Le regard désespérément fixé sur son portable qu’il finit par saisir, Dwight eut un mal fou à déglutir. Peut-être avait-elle changé de numéro ? Avait-elle seulement en tête que son père était seul et malade comme un chien ? Seul, il l’était. Malade, elle l’ignorait. D’un geste rageur, il jeta son téléphone mobile sur la table qui se trouvait près de son fauteuil. Il la loupa de quelques centimètres. Ce fabuleux instrument technologique tomba à terre en provoquant un petit bruit mat lors de sa réception. Monsieur Ainsworth ? Il se leva brusquement, éteignant alors la télévision. Il posa ses paumes sur ses tempes, le crâne rejeté en arrière. Il n’avait pas envie de revivre cette scène, de voir la sale gueule compatissante de son médecin. Vous avez un cancer du poumon. Il poussa un râle de douleur et passa maladroitement le dos de sa main sous son nez. Instantanément des larmes roulèrent sur ses joues et se perdirent dans sa barbe de quelques jours. Depuis une semaine, il cuvait son malheur, tristement reclus dans sa chambre. Quelques rayons du soleil filtraient à travers les persiennes closes, réchauffant naturellement l’espace dans lequel Dwight siégeait sans grande dignité.

Ses doigts fébriles saisirent un autre bâtonnet de nicotine, trop heureux de se pourrir un peu plus la santé. Ses bouffées se faisaient de plus en plus salvatrices. Une libération délicieuse. Une jouissance de l’interdit qui lui donnait le tournis. Il pouvait être sauvé, le doc’ l’avait affirmé en joignant ses mains l’une à l’autre tout en l’observant par-dessus ses lunettes en écaille. Il n’avait pas réussi rassurer Dwight pour autant. Il pouvait crever et peut-être était-ce mieux ainsi. Il ne pouvait pas s’accrocher à la vie alors que la seule personne qui comptait réellement à ses yeux était en train de vivre une folle et exaltante scolarité. Il leva les yeux au ciel et sa mâchoire se crispa imperceptiblement. Favoriser l’enseignement à un road trip en moto à travers le pays. Un road trip de toute une vie. Ils auraient pu être heureux. Lui et elle. Elle et lui. Juliet et Dwight Ainsworth, la fille prodige et le paternel taquin. La fumée lui picotait agréablement la gorge mais le goût se fit écoeurant lorsqu’il se rendit compte de ce qu’il faisait. Enchaîner clope sur clope n’allait pas arranger son cas. Voulait-il réellement mourir ou bien peut-être n’était-ce qu’une banale dramatisation de la part de son esprit tourmenté ? Ses fossettes se creusèrent en un sourire carnassier.

Il se baissa avec difficulté et ramassa son portable, sa cigarette se consumant toujours entre ses lèvres rosées. Tremblant, il composa le numéro de Juliet. Le répondeur s’enclencha et son regard se voila. Il eut envie de raccrocher, terriblement envie mais il se fit violence. « J'ai vraiment besoin de te parler, Juliet. Pas par téléphone, j'ai quelque chose à t'annoncer et il faut que je le fasse de vive voix. S'il te plaît, rappelle-moi. » Qu’ajouter d’autre ? Il ne pouvait décemment pas lui dire qu’il l’aimait. Le contexte ne s’y prêtait guère. Et cela faisait tellement longtemps qu’ils ne s’étaient pas vus. Il laissa un blanc s’installer et coupa la communication. Cet appel avait un goût inachevé. Amer. Il porta ses mains à sa nuque et se la massa en un geste nerveux en observant sa clope se consumer lentement. Impulsif, il enfila la veste en cuir qui reposait sur le portemanteau. Le souffle saccadé, il ouvrit la porte. Une bourrasque fouetta son visage cireux. Les paupières fermées, les vêtements gonflés par le vent, il sortit et ne revint qu’une heure plus tard, les bras chargés de victuailles. D’hamburgers, de bières, de chips. De cigarettes.
Son portable vibra.

Dwight était particulier. Il avait toujours privilégié le plaisir de sa fille à ses études. Il s’était chargé personnellement de son éducation et il devait l’avouer : pour un amateur, il avait fait du bon travail. Mais cela n’avait jamais suffi. Il aimait les motos et les grandes sorties entre bikers. Il voulait parcourir le monde et mourir heureux. Il était comblé et il avait pensé que sa fille le suivait dans ses délires. En 2007 à Minneapolis, il comprit que son petit monde n’incluait pas Juliet et qu’elle s’était exclue sans souffler mot. Yale. Elle avait préféré Yale à son père. Détruit, il l’avait laissée se débrouiller seule puisqu’elle voulait tant l’abandonner. Elle l’avait abandonné pour une foutue université de bizutés. Elle l’avait laissée. Qu’elle se démerde jusqu'à en crever s'il le faut. Ils s’appelaient à noël, aux anniversaires aussi, mais ne s’étaient pas revus depuis cette funeste journée où Dwight, pataugeant misérablement dans le cambouis, avait vu sa fille s’éloigner de lui à une vitesse vertigineuse. Les grandes études. Foutues conneries. Elle aurait été plus heureuse avec lui, D. en était intimement persuadé. Si elle voulait gâcher sa vie après tout… J. faisait ce qu’elle voulait de ses fesses.

Le cœur battant à tout rompre, le géniteur et la progéniture se donnèrent rendez-vous le lendemain, dans un petit café qu’ils avaient connu au Connecticut lorsqu'ils formaient encore une famille unie. Un endroit qui laissait derrière lui les marques indélébiles du passé. A l’origine, Dwight avait connu la mère de Juliet dans ce même café. Elle était une jeune serveuse réservée. Il était un petit crétin indépendant. Six mois après leur rencontre, elle tomba enceinte et ils se marièrent rapidement devant Elvis Presley dans une chapelle à Las Vegas. Tout se passa vite, trop vite. Elle mourut quelques jours après l'accouchement à cause de nombreuses complications. De lésions. De choses et d'autres. Dwight n'avait cure des raisons, elle était morte et c'était tout. Il se retrouvait père célibataire à vingt-deux ans. Pour tout le monde, noël est synonyme de joie. Tout le monde est beau, content, joyeux. Pour D., ce n'est que synonyme de mort. Sa femme était morte moins d'une semaine avec le jour de l'an. Lorsque les flocons de neige commençaient à peine à se frayer un chemin à travers les nuages gris.

Un soupir. Un claquement de doigts. Il allait revoir sa fille. Il allait pouvoir la serrer dans ses bras et juger si elle se nourrissait assez ou non. Savoir si elle était capable de vivre sans lui, en somme. Ses paupières papillonnèrent et dans un ultime gloussement réjoui, il se débarrassa de son t-shirt et s’enveloppa avec joie entre les couvertures de son lit. Pour ne plus se réveiller.

Plongé dans un sommeil profond, Dwight obtenait tout ce qu’il désirait mais ce qu’il voulait réellement restait hors d’atteinte. Un an passé à Pink Balloon. Un an à profiter de la vie comme jamais auparavant. Ici, il n’a voulu ni moto, ni blouson en cuir. Petite maison comme tant d’autres, piscine à l’eau turquoise et chien sautant joyeusement dans le jardin. Ce qu’il n’a jamais eu. Et ce qu’il a toujours voulu sans réellement s’en rendre compte. Peut-être aurait-ce été mieux d’offrir à sa fille ce genre d’existence plutôt que de la traîner de ville en ville. N’ayant cure de ses opinions. Balayant d’un revers de main ses protestations. Il n’était que l’ombre d’un père. Il s’en rendait compte, maintenant, installé de tout son long sur le canapé crème et feuilletant son livre d’un air absent. Oubliant parfois que ce n'était qu'un rêve et que son corps subissait encore les dommages de la maladie dans la réalité. Pourquoi s'en soucier ? Personne ne peut partir de Pink Balloon. Personne.